[09.01.19 - Mess] Coffee Break [Ft. Kate Sanders.]

Mercredi. On était mercredi...

Cependant, cela ne voulait plus dire grand-chose depuis que Nyota était arrivée à Dreamland, une semaine plus tôt. La seule chose qui importait vraiment ici, c'était l'heure qu'il était et combien de tâches elle pouvait accomplir avant l'arrivée de la nuit.

Étrangement le nom de code dont la base avait hérité, de nombreuses années auparavant, n'avait jamais eut autant de signification qu'à cet instant. Chaque jour, bien que différent des précédents, semblait se ressembler, comme si elle était prisonnière d'un rêve sans fin qui rebouclait sur lui-même.

Toujours les même tâches, toujours les mêmes questions, toujours les mêmes interlocuteurs, toujours les mêmes ordres, toujours les mêmes entrainements avec les mêmes personnes... L'attente devenait insoutenable. C'était comme si elle guettait, crispée, le coup de poing dans la mâchoire qui était censé arriver mais que celui-ci ne venait jamais.

D'un geste inconscient et maintenant mécanique, la jeune femme se redressa d'une des caisses, où elle faisait un énième inventaire, tout en frôlant le cadran de sa montre hi-tech de l'index. Un léger cliquetis se fit entendre dans son oreillette, suivit d'une voix douce.

"Rebonjour, Nyota. Que puis-je faire pour toi ?" lui demanda-t-elle, comme une mère demanderait à son enfant si il a besoin de quelque chose.

Parfois la jeune femme se demandait comment réagirait l'intelligence artificielle si elle lui demandait un câlin, ou à quelle heure était le goûter... Sibyla lui faisait tellement penser à sa propre mère que cela lui serrait les tripes. Ça lui faisait penser au fait que la femme de soixante ans passés, qui lui avait donné la vie, était là-bas, dehors, au milieu du charnier que les envahisseurs laissaient derrière eux, à se demander où était sa fille et si elle était toujours vivante.

"Nyota ?" redemanda SBL4, coupant ainsi le fil de sa pensée qui, comme trop souvent, avait fini par s'emmêler.

"Pardon." s'excusa alors la jeune femme en se passant une main tremblante sur le visage. "Des nouvelles de la prochaine mission ?"

Nyota savait que c'était inutile de s'excuser auprès de SBL4. Elle savait aussi que si l'intelligence artificielle avait des nouvelles de la prochaine mission, elle le lui aurait dit à la seconde même où elle détenait l'information. L'avantage de pouvoir faire plusieurs choses à la fois, grâce à sa puissance de calcul.

La réponse que lui offrit Sibyla fut la même que toutes les fois où Nyota avait posé cette même question.

"Non, toujours pas. Je suis désolée." lui dit-elle.

Un demi-sourire las prit place sur les lèvres de la jeune afro-américaine. C'était toujours étrange d'entendre SBL4 s'excuser. Mais cela devait faire partie de son protocole qui, finalement, pouvait être considéré comme son ADN et son identité propre... Ce n'était pas si différent des humains si on y réfléchissait bien.

Nyota avait été modelée par l'éducation de ses parents, ses expériences et son vécu, tout comme Sibyla l'avait été par les développeurs qui l'avait codée, les missions qu'elle avait secondées et les gens avec qui elle parlait toute la journée. Elle avait juste pris moins de temps pour évoluer qu'un être humain mais elle n'en était pas si alien...

La pensée de ce mot, si insignifiant avant les événements de la fin de l'année précédente, créa une vague de panique au cœur de la poitrine de Nyota et son pouls accéléra alors qu'elle avait l'impression que l'air se raréfiait autour d'elle.

"Nyota ? Je pense que tu devrais faire une pause. Ton niveau de sucre est bas." l'informa alors la voix dans son oreille.

Les mots étaient doux, le ton presque inquiet et la jeune femme se força à prendre une longue inspiration et à souffler doucement.

"Oui, tu as raison. Je vais aller me chercher un café." la rassura-t-elle avant de se tourner sur elle-même.

Puis elle fit route vers le Mess, ou ce qui y ressemblait malgré le manque de moyens et alla se servir une tasse de café ainsi qu'un croissant avant de s'assoir au bout d'une des tables les moins fréquentées.

A peine arrivée, Kate s’était mise au travail. Ou en tout cas, quelque chose qui portait ce nom-là… Faire un inventaire et passer le balai n’était pas trop ce qu’elle aurait mis dans son CV, si jamais il y avait un après, mais Kate faisait ce qu’on lui demandait. Elle préférait balayer un peu de terre et de sable que passer la serpillère après une opération, y’avait pas à tortiller !

Ceci dit, la tache aurait été moins chiante avec de la musique ou quelque chose comme ça, parce que là, son seul divertissement avait été écouter son confrère — le docteur Gregory Blake — lui déballer toutes les histoires qu’elle aurait pu vouloir savoir ou pas de ce qu’il s’était passé ici depuis son arrivé.

Mais maintenant, elle avait fini les corvées pour aujourd’hui, et il n’y aurait plus qu’à attendre qu’on ait besoin d’elle — que ce soit pour refaire les lits ou pour manier le scalpel.

Et ce temps libre, Kate irait le perdre au mess. Elle espérait qu’ils auraient refait du café parce que celui de ce matin n’avait pas duré dans son système.

Le mess était pas forcément la pièce la plus bruyante ; en tout cas, hier soir, ça avait été calme aux premières heures, et là — environ midi, quelque chose — c’était aussi agréable que dans un Starbucks plein d’étudiants sur leurs tablettes et leurs ordis.

Franchement, là, Kate aurait bien aimé se descendre un house blend mais elle se contenterait de la recette "Dreamland".

Sa tasse sur un plateau cabossé et une espèce de patisserie à côté dans une serviette en papier, Kate aurait pu aller s’assoir seule dans un coin, engloutir son fuel et se barrer mais elle avisa une femme, seule à son bout de table ; elle avait la mine basse et l’air préoccupé de quelqu’un qui a besoin de laisser la pression sortir. Et si y’avait bien quelqu’un qui comprenait ça, c’était Kate…

Qu'elle ait besoin de simplement parler ou de se foutre sur la gueule avec autre chose qu’un sac de sable, Kate comprenait aussi.

En fait, elle sentait très bien que si elle n’avait rien de plus à faire qu’écouter Blake ou secouer des draps, elle allait péter un cable aussi. Et elle devinait que c’était peut-être le cas de tout le monde ici.

Sa tasse dans une main, Kate laissa choir le plateau sur la surface de la table dans un clac sonore avant de s’assoir et poser ses talons sur le siège d’une des chaises libres à côté.

— Hey, la salua-t-elle, d’un ton trainant. J’peux m’assoir ici ?

Kate se fendit d’un grand sourire avec un peu d’insolence — c’était plus fort qu’elle, certains diraient.

Le regard perdu dans sa tasse, Nyota laissait son esprit dériver, à l'image des quelques petites bulles qui s'étaient formées lorsqu'elle avait versé le liquide noir dans le mug, qu'elle tenait maintenant à deux mains.

Tout d'abord, il fut question des tâches qui restaient encore à faire dans l'immense entrepôt, qui leur servait de refuge. La jeune femme avait l'impression que la montagne de choses qui les attendait ne serait jamais gravie. Chaque jour une nouvelle série de corvées venait se rajouter sur le tas déjà important, le grossissant un peu plus toutes les heures.

Et par association, ce constat lui fit à nouveau prendre conscience du faible niveau d'accomplissement des préparatifs de défense et d'attaque de "Dreamland" et, par extension, d'eux-mêmes. Comment pouvaient-ils espérer repousser ces envahisseurs dont ils ignoraient tout ?

Hell, ils ne savaient même pas à quoi ils ressemblaient ! Ils auraient très bien pu être si humanoïdes qu'ils se fondaient dans la population humaine. Peut-être qu'ils pouvaient se rendre invisibles ? Ou peut-être qu'ils comportaient des couleurs du spectre lumineux que l'œil humain ne pouvait pas voir... Et s'ils étaient intangibles ? Comme un sorte de gaz conscient ?

Un frisson la parcouru et une petite vague de panique s'immisça autour de son cœur pour le serrer de son étreinte glacée. Sa respiration se saccada et elle dut se rappeler de respirer normalement, se forçant à compter les inspirations et les expirations, le regard toujours perdu dans son café.

Une voix près d'elle la fit sursauter et elle tourna vivement son regard vers la nouvelle venue, comme une enfant prise en faute. Elle détestait ses faiblesses, encore plus quand elles étaient visibles par d'autres. Elle avait dû faire face à tellement d'obstacles pendant ses classes qu'elle s'était construite une carapace, un masque, de perfection pour se protéger et chaque petit défaut fissurait ses défenses.

Hochant la tête à l'adresse de son interlocutrice, elle accompagna son geste d'un petit sourire qui n'atteignit pas ses yeux.

"Bien sûr" confirma-t-elle ensuite en espérant que sa voix n'ait pas trahis son état interne.

Puis, pour se donner un peu de contenance, elle mordit dans la viennoiserie qu'elle avait laissé, jusque-là, sur le côté.

Quelle y soit invitée ou pas, Kate était assise et engloutit une bonne moitié de sa tasse en une seule gorgée — un perks d’urgentiste et de pas mal d’autres profession sur la brèche.

Au bout d’un moment, chaud ou froid, le café passait à la même vitesse. Ça pouvait même faire partie de l’examen final pour un peu que les titulaires qui supervisaient les externes avaient un peu d’humour.

Kate tint sa tasse sur son torse pour planter son menton sur le bord et observer la femme en face d’elle ; elle s’était enfourné son gâteau comme pour s’étouffer avec, et Kate ne retint pas un rictus narquois — une chance qu’elle soit toubib, hein !

— Vous avez une prescription pour ça ?

En règle général, c’était une pick up line qui marchait avec tout ; la drague, la baston, l’alcool, la beuh… Ça dépendait pas mal de qui y’avait en face, en fait.

Et là, pour Kate, se serait une manière de le découvrir.

La nouvelle venue s'installât avant d'engloutir une grande partie de son café d'une traite, laissant Nyota interloquée. Elle ne comprenait pas le principe de s'asseoir pour boire une boisson chaude si on l'ingurgitait en deux levées de menton. Mais peut-être que ce que cherchait la jeune femme en face d'elle n'était pas le coup de fouet de la caféine. Cela ne faisait pas longtemps que Nyota était là mais elle commençait à avoir l'impression de tourner en rond dans cet entrepôt et ce malgré sa taille. Peut-être que la jeune femme qui venait de prendre place à sa table ressentait la même chose et qu'elle était là pour se changer les idées, un peu comme elle lorsqu'elle-même était venu se venger sur sa viennoiserie...

À moins que Sibyla n'ai simplement envoyé son vis-à-vis pour lui changer les idées. Mais la jeune femme ne portait ni la montre aux contours orangés, ni l'oreillette habituelle des agents de la division X. Elle était donc là pour une autre raison, mais rien dans son comportement ne trahissait son affectation, avant qu'elle n'ouvre la bouche pour lui demander si elle avait une prescription pour son petit quatre heures. Nyota la regarda d'abord sans comprendre avant de lui sourire.

"Non, mais on m'a dit qu'on était en rupture de stock de divertissement, alors je suis venue me venger sur la bouffe."

Elle prit une gorgée de café avant de lui demander à son tour.

"Et vous, vous venez souvent fourrez votre nez dans les affaires des gens qui broient du noir ?" lui demanda-t-elle avec un petit sourire espiègle.

Ce dernier signifiait clairement que sa remarque n'était pas une attaque mais plutôt une petite pique visant à taquiner son interlocutrice. C'était risqué, mais vu comment la jeune femme face à elle avait démarré la conversation, elle ne craignait pas vraiment que cette dernière s'offusque.

Au premier commentaire, Kate leva sa tasse comme pour répondre à un toast.

— I second that, homie! lâcha-t-elle, avant une nouvelle lampée.

Après, Kate avait bien d’autres manières de tromper l’ennui mais y’avait quand même son nom écrit sur un emploi du temps soigneusement organisé par Blake, placardé quelque part dans l’infirmerie, ce qui rendait ces possibilités plus limités pour le moment. Mais là, ça la titillait bien d’aller réviser ses bases au stand de tir !

Quand elle avait commencé à l’hôpital, même pas encore tout à fait diplômée, elle aurait pas trop pensée qu’il pourrait lui être utile d’apprendre à manier une arme de poing… et désarmer quelqu’un. C’était le rôle de la sécurité, en temps normal mais c’était quoi "les temps normaux", maintenant ?
Et du coup, Kate avait appris à manier les gens et les armes comme une flic pour pouvoir être traumato dans un des hôpitaux les plus chauds de sa bienaimée Chicago.

Son sourire insolent — et même franchement niais — encouragea peut-être sa nouvelle petite camarade de cantine qui ajouta, d’un ton piquant d’espièglerie :

— Et vous, vous venez souvent fourrez votre nez dans les affaires des gens qui broient du noir ?

Ça fit marrer Kate. Et son rire — sans doute le plus ingrat du monde — attira même l’attention de ceux assis aux autres tables. Sans gêne de ces regards, elle répliqua, le sourire encore plus large :

— Si j’ai pas mon nez dedans, c’est qu’j’y ai les doigts…

Comme pour illustrer ses paroles, elle agita les doigts sur sa tasse. C’était sa manière lourdingue de laisser s’insinuer l’information qu’elle était médecin, pas en chaleur. Mais le malentendu pouvait être drôle à démêler aussi, ceci dit !
Libre à sa petite camarade d’en comprendre ce qu’elle voulait. M’enfin, Kate espérait quand même que son sens de la déduction volait plus haut que le bord de sa tasse.
En fait, elle avait remarqué sa "montre" et Blake lui avait expliqué ce que c’était, à savoir "pas juste la dernière mode chez les hipsters locaux"!
Et Kate se doutait que si elle avait ce gadjet au bras, c'est qu'elle se servait de ce qu'elle avait entre les deux oreilles pour autre chose que d'essuyer la table...

Le rire de son interlocutrice rassura Nyota et peignit un demi-sourire amusé sur ses lèvres. La réponse qu'elle lui donna ensuite agrandit son expression et allégea son état-d'esprit. Cette jeune femme semblait être la bonne humeur incarnée, tout ce qu'il fallait à la jeune afro-américaine en ce moment pour la sortir de sa baisse de moral.

"Donc si ça tourne mal en mission, c'est vous qui venez nous rafistoler ?" lui demanda-t-elle, taquine, ayant fait le lien entre sa phrase d'accroche et l'information qu'elle venait de lui fournir. "C'est toujours un plaisir de rencontrer ceux qui mettent leurs mains dans notre barbaque."

Elle tendit alors sa propre main par-dessus la table avant de se présenter.

"Sergeant... Agent Nyota Washington." se reprit-elle en accentuant le titre comme pour bien se l'enfoncer dans le crâne. "désolée, j'ai pas encore l'habitude."

Ces derniers mots furent accompagnés d'une petite moue gênée.

Depuis qu'elle avait acquit le grade spécial d'Agent de la Division X, la jeune femme n'avait pas encore vraiment eu l'occasion de l'utiliser et donc de se l'approprier. Lorsque Vaughn l'appelait à travers l'entrepôt, il lui fallait parfois quelques secondes avant de comprendre que c'était à elle qu'on s'adressait. Heureusement Sibyla, toujours prête à aider, lui faisait savoir au creux de l'oreille que c'était elle que le lieutenant cherchait.

C'était aussi très étrange d'afficher clairement ce grade considéré comme secret-défense jusqu'à présent et encore plus à un civil, tout médecin qu'il soit.